Histoire

Naissance du design

Le design tel qu'on l'entend dans son acception de projet dessiné utilisant des techniques innovantes pour une diffusion large, existe depuis l'Antiquité. Les châsses-reliquaires limousines au Moyen Âge étaient réalisées avec des décors stéréotypés à l'aide de la technique de l'émail champlevé plus efficace que celle du cloisonné et ont été produites à des milliers d'exemplaires pour être exportées dans toute l'Europe. Les Lumières puis la révolution industrielle introduisent tous les aspects qui seront caractéristiques du design : rationalisation, reproduction à bas coût/bon marché, interchangeabilité, motorisation/mécanique, coque/emballage, démontable/kit, etc., en plus de domaines générateurs de nouveaux usages (communication, bureautique, transports aérien, ferroviaire et automobile, tourisme, industrie du luxe...) et de nouvelles technologies.

Quelques objets catalysent déjà le design industriel tel qu'on le connaîtra au xxe siècle. À partir des années 1840, le Viennois Michael Thonet développe un procédé de fabrication, le cintrage de bois de hêtre massif, courbé sous pression à vapeur. Sa Chaise n° 14 dite chaise « bistrot » devient une référence, vendue à 50 millions d´exemplaires entre les années 1859 et 1914. Cependant, il s'agit encore là de réalisations exceptionnelles.

Une nouvelle dimension apparaît dans le design au milieu du xixe siècle : l'originalité (ou créativité). Si les aspects constitutifs du design sont en place, il en va alors tout autrement des formes, qui restent pour la plupart du temps attachées à la copie de style du passé ou éclectisme. Cette copie confine souvent à l'amalgame de mauvais goût. C'est en réaction contre cette dérive que naît le mouvement Arts and Crafts en Angleterre au milieu du xixe siècle sous l'égide du critique d'art John Ruskin et de l'écrivain, peintre, décorateur et théoricien William Morris. En 1888, commencent les premières expositions du groupe. Morris et ses amis veulent créer des formes nouvelles en accord avec la fonction des objets et prônent le retour au Moyen Âge et aux motifs inspirés par la nature : à la culture médiévale, ils empruntent la notion de travail collectif issu des corporations, le rationalisme gothique qui offre une simplification des lignes, et l'union des artisans et des artistes ; dans la nature, ils puisent des nouvelles sources d'inspiration et des principes de stylisation. La création d'une entreprise et la commercialisation sont un succès. D'autres groupes Arts and Crafts se créent en Angleterre et de par le monde, qui n'entreprennent pas pour autant de dénoncer le côté aliénant et inhumain de l'industrie comme le fait William Morris. Bien que la notion de design chez William Morris reste encore liée aux arts décoratifs, il apparaît comme une figure fondatrice du design en raison de l'importance de la recherche d'une créativité dans ses produits.

La créativité quitte la figuration pour l'abstraction des formes avec le Second Art Nouveau, dans les premières années du xxe siècle. Entre 1905 et 1911, Josef Hoffmann élève le palais Stoclet, somptueuse villa urbaine conçue à Bruxelles comme une œuvre d'art totale pour le compte d'un financier belge. Charles Rennie Mackintosh et Frank Lloyd Wright, à la même époque, posent les bases des lignes épurées et simplifiées qui vont devenir le synonyme de « design », en construisant villas et mobilier pour une bourgeoisie libérale américaine ou écossaise avide de nouveautés.

Le design industriel apparaît en Allemagne au début du xxe siècle. Dès 1907, l'architecte Peter Behrens est engagé comme consultant artistique pour la firme d'électricité AEG. Directeur d'une agence de design « intégrée » au sein de la firme, il réalise le premier design industriel global : usine de turbines, catalogue des produits, objets électriques, logo, etc. Il établit la profession de designer comme profession libérale, au même titre que celle d'ingénieur, d'architecte, d'artiste, etc. Véritable pionnier, son bureau de style attire l'attention de créateurs et d'architectes, dont le jeune Le Corbusier. Behrens met en place un langage des formes efficace, à la fois simple, moderne et esthétique, qui adapte les conceptions artistiques du Second Art Nouveau à l'univers du produit industriel. Il jette ainsi les principes du fonctionnalisme.

Le fonctionnalisme

Le fonctionnalisme est une doctrine esthétique qui peut se résumer par la célèbre expression de Louis Sullivan, « la forme suit la fonction »10. Né à la fin du xixe siècle, il engendre l'école de Chicago, puis le Deutscher Werkbund, les Wiener Werkstätte ainsi que le Bauhaus. Pour Louis Sullivan, le fonctionnalisme est le résultat d'une observation et d'une compréhension des processus évolutionnistes de la nature. Chaque forme a une nécessité, il n'y a pas de superflu dans la nature bien qu'elle soit « séduisante ».

Bien que le concept fonctionnaliste paraisse très simple, il y a eu beaucoup de divergence sur les interprétations et en particulier sur la définition de la fonction. C'est ainsi que rationalistes (« la fonction, c'est ce qui est utile ») et expressionnistes (« les émotions sont aussi une fonction ») se revendiquent également fonctionnalistes. Le fonctionnalisme domine le design moderne jusqu'à sa remise en cause par certains post-modernes à partir de 1968.

Le Bauhaus et les années 1920

La Cuisine de Francfort, 1926

En 1919, Walter Gropius, dans le Manifeste du Bauhaus, annonce le but de ce mouvement en ces termes : « Le but final de toute activité plastique est la construction ! […] Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n'y a pas d'art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. […] Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture […] »11 Le Bauhaus a été une formidable pépinière de talents et un extraordinaire outil de la promotion d'un modernisme « progressiste »12 qui, contrairement au modernisme conservatif, n'hésite pas à mettre les mains dans le cambouis de la production de masse.

Citons, parmi les designers de premiers plans qui relèvent ou se réclament de ce mouvement moderniste, Ludwig Mies van der Rohe, Marianne Brandt, Marcel Breuer, Le Corbusier et Charlotte Perriand, le néerlandais Gerrit Rietveld, auteur d'une célébrissime chaise cubiste. Les régimes totalitaires (rappelons que l'un des premiers gestes des nazis une fois arrivés au pouvoir, est de fermer le Bauhaus) ne sont pas antithétiques avec le design : Giuseppe Terragni pour l'Italie, Lazar Lissitzky et Alexandre Rodtchenko13 pour la Russie, illustrent le versant « social » du design : offrir des beaux objets au plus grand nombre de consommateurs possibles.

Plus au nord, la Scandinavie fait preuve d'un extraordinaire regain de créativité illustré par Alvar Aalto en Finlande et Bruno Mathsson en Suède ou Wilhelm Kage en Norvège.

Grande crise et années 1930

Avec les années 1930, la créativité et la théorisation du design traversent l'Atlantique. Raymond Loewy écrit « la laideur se vend mal » et propose de donner une valeur esthétique et symbolique forte aux objets manufacturés pour relancer l'économie. Outre la Cadillac, la bouteille pour Coca-Cola, il dessine aussi le paquet de cigarettes des Lucky Strike et fait apparaître la marque déposée et le logo publicitaire sur les deux faces du paquet. La marque sera identifiable sur tous les paquets jetés dans la rue.

Loewy n'est pas isolé, Walter Dorwin Teague, Wells Coates, Russel Wright ou Henry Dreyfuss représentent cette créativité américaine qui s'affirme et à laquelle l'industrie du pays offre de larges débouchés.

De son côté, Jacques Viénot théorise l'esthétique industrielle au travers de « lois » qui fondent encore à ce jour l'Institut Français du Design.

La foire internationale de New York ouvre ses portes en avril 1939 pour célébrer la confiance regagnée après des années de crise, les designers américains sont à l'honneur dans cette exposition universelle qui accueille - avec un sens du temps malheureux - « le monde de demain ». Lorsqu'elle ferme ses portes, la Seconde Guerre mondiale a éclaté et les efforts des designers pour rendre le monde un peu plus beau, un peu meilleur, sont relégués au second plan.

Après-guerre et design organique

La Tulip Chair d'Eero Saarinen, 1956

La période d'après-guerre que Penny Sparke12 appelle le néomodernisme présente une large adoption par les designers des deux bords de l'Atlantique de formes fluides, rondes, souples et qui vaut au design d'être qualifié d'« organique ».

Alvar Aalto instaure dans ses réalisations de mobilier le procédé du lamellé-collé de bois déjà utilisé dans l'architecture depuis le début du xxe siècle. Au niveau des matériaux, le tube d'acier, omniprésent dans le design des années 1930, se voit remplacé par les plastiques. De Scandinavie viennent aussi Arne Jacobsen et sa fameuse chaise Fourmi ou son fauteuil Œuf, Eero Saarinen et sa chaise Tulipe alors que les formes totalement organiques du terminal TBWA de l'aéroport international John-F.-Kennedy (1956-1962) séduisent le public. Le céramiste et verrier Kaj Franck, l'ébéniste Hans Wegner, le touche-à-tout Tapio Wirkkala complètent la série de l'éclosion artistique scandinave.

Parmi les designers de cette époque phare - les fifties américaines battent leur plein - mentionnons les Américains Charles et Ray Eames ou George Nelson. Eliot Noyes, actif auprès d'IBM, donne une forme organique et sympathique aux machines à écrire produites pour la bureautique - on lui doit aussi le pavillon IBM lors de l'Expo 1964 à New York.

Les Italiens Gio Ponti, Carlo Mollino, Marcello Nizzoli accompagnent le boom de l'industrie italienne de l'après-guerre et créent les icônes de La Dolce Vita : vespa, machine à expresso, belles carrosseries, etc. On doit à Flaminio Bertoni les lignes des Citroën depuis la Traction Avant en passant par la 2CV jusqu'à la DS.

En Allemagne, la tradition artistique issue du Bauhaus renaît avec la Hochschule für Gestaltung Ulm. Parmi les designers allemands de cette période, citons Hans Gugelot, Dieter Rams prend la direction artistique des produits Braun GmbH.

Au Royaume-Uni, Ernest Race crée un style « moderne », l'équivalent pour le design du New Look de Christian Dior, immédiatement repris dans toute l'Europe. Robin Day et sa femme Lucienne, nous ont laissé des textiles au style fifties immédiatement reconnaissables. Douglas Scott dessine le bus rouge à impériale, devenu depuis l'une des icônes anglaises.

Le Japon, autres puissances industrielles de cette époque, ne nous ont pas laissé de designer de premier plan, mais le design, anonyme, produit par les équipes de sociétés comme Sony témoigne d'un fort professionnalisme dans ce pays.

Après-guerre du « Modernisme conservation »

Dans son livre 100 ans de design12, Penny Sparke crée cet oxymore à propos de ces grands artistes de l'entre-deux-guerres, certes producteurs de lignes épurées et adeptes du modernisme, mais qui ne sont pas, pas plus hier qu'aujourd'hui, considérés comme des designers. Ce qui les rassemble ? Ils créent des pièces uniques mariant des matériaux modernes et matières luxueuses traditionnelles, pour une clientèle richissime.

Citons parmi ces modernistes conservatifs largement célébrés lors de l'Exposition des Arts Décoratifs, les décorateurs-ensembliers français Jacques-Émile Ruhlmann et Jean Dunand, ce dernier surtout célèbre pour ses laques, ou Eileen Gray, Anglaise active essentiellement à Paris. Ailleurs, l'Autrichien Josef Frank ou l'Américaine Sylvie Maugham font, dans leurs pays respectifs, envie aux classes moyennes qui voient dans les premiers magazines de décoration, leurs réalisations.

Cet exemple nous rappelle qu'il y a toujours eu une controverse sur la définition de designer, en particulier en France. Tout d'abord, parce que le terme n'est pas protégé, ce n'est ni un statut ni un métier officiellement reconnu par l'administration.

1960-1980, autocritique du design et réinvention poétique

Entre 1961 et 1974, le mouvement anglais Archigram, mené entre autres par Peter Cook, développe une architecture sans fondation, purement théorique, et édite une revue d’architecture. Ses membres réagissent à l'ère de la consommation et développent un travail portant sur le pop art, les mass media et l'électronique.

À la fin des années 1960, parallèlement au mouvement d'architecture radicale (ou design radical), l’antidesign, porté par les œuvres de Joe Colombo, repense l'habitat à partir du design et contre les formes hiérarchiques de l'architecture. « La capsule insiste sur sa stupéfiante concordance avec l'émancipation disciplinaire du design à la fin des années 1960 quand il tente de se libérer de ces tutelles historiques pour s'imposer comme une discipline idoine de l'habitat. Cette position est notamment illustrée par l'œuvre de Joe Colombo. Il invente les conditions d'une vie quotidienne moderne en correspondance avec le monde dans un rapport harmonieux espace-temps et invite ses pairs à repenser complètement l'habitat à partir du design. »14

L’agence italienne Archizoom, est fondée en 1966 à Florence en Italie par Andrea Branzi, Gilberto Corretti, Paolo Deganello, Massimo Morozzi, Dario Bartolini et Lucia Bartolini. Le groupe Superstudio est fondé en 1966 à Florence en Italie par Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo di Francia. Natalini écrit en 1971 : « si le design est plutôt une incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ; si l'architecture sert plutôt à codifier le modèle bourgeois de société et de propriété, alors nous devons rejeter l'architecture ; si l'architecture et l'urbanisme sont plutôt la formalisation des divisions sociales injustes actuelles, alors nous devons rejeter l'urbanisation et ses villes… jusqu'à ce que tout acte de design ait pour but de rencontrer les besoins primordiaux. D'ici là, le design doit disparaître. Nous pouvons vivre sans architecture. »

Le Groupe de Memphis est fondé par Ettore Sottsass en 1980, le mouvement est une réaction au style international, marqué par une production humoristique et poétique.

Droog Design est découvert au Salon international du meuble de Milan en 1993 dans l'exposition off de la Design Academy d'Eindhoven. Caractérisé par une impertinence, une approche critique et décalée, les productions font souvent figure de manifeste. C'est une fondation dirigée par l'historienne d'art Renny Ramakers et le designer Gijs Bakker, tous deux originaires des Pays-Bas. Droog Design se définit comme un label et regroupe des designers internationaux convergents sur cette même approche (Jan Konings, Jurgen Bey, Marcel Wanders, Tejo Remy, Piet Hein Eek...) Ce mouvement est avant tout un pied de nez au design institutionnalisé, aux formes fluides et fonctionnelles. Ce groupe est très lié aux idées des années 1960-1970, notamment le design radical. Le phénomène a véritablement ouvert une brèche dans les enjeux de la discipline et dans nos références culturelles.

Le design-fiction et le design spéculatif

Promu notamment par l'essayiste Julian Bleecker dans Design fiction: A Short Essay on Design, Science, Fact and Fiction (2009), par l'écrivain de science Fiction Bruce Sterling, ou encore par des théoriciens tels qu'Alexandra Midal et Nicolas Nova, le design fiction imagine les usages et les objets du futur en fonction de paramètres prospectifs, spéculatifs, lorsqu'ils ne sont pas résolument utopiques. Des institutions telles que le Royal College of Art de Londres, l'école d'architecture et de design de l'Université de Greenwich, la Haute école d'art et de design de Genève, ou encore le MIT accueillent des enseignants et des étudiants intéressés par le design-fiction.